Evoquer l'architecture romane à Toulouse, c'est bien sûr faire la part belle à la basilique Saint-Sernin. Considérée comme la plus grande église romane conservée d'Europe, Saint-Sernin est aussi la plus riche de France en reliques, et vaut à Toulouse d'être la deuxième ville d'Europe après Rome pour le nombre de reliques sacrées. Mais Saint-Sernin est avant tout un modèle architectural exceptionnel, avec ses doubles collatéraux elle illustre le type le plus abouti des grandes églises de pélerinage.
Au Moyen âge, les reliques sont ce que l'Occident a de plus précieux. Lieu de sépulture de l'un des premiers et plus vénérés martyrs chrétiens gallo-romains, l'évêque Saturnin, le sanctuaire qui précède l'église actuelle est richement doté en reliques par Charlemagne. À l'origine d'une "collection" qui abritera deux cents corps saints, dont les corps de six apôtres, ce qui relève de la performance exceptionnelle, il est alors très fréquenté par les pèlerins et particulièrement prospère.
À cette époque les hommes sont persuadés qu'à leur mort, avant de pouvoir accéder au Paradis, il leur faudra certainement passer un temps plus ou moins long au Purgatoire. Se recueillir devant des reliques de saints est le meilleur moyen de raccourcir ce séjour redouté, bien évidemment compte tenu du nombre de reliques présentes à Saint-Sernin les foules s'y pressent en nombre croissant, au point que l'église primitive devient rapidement trop petite.
Vers la fin du XIème siècle, les chanoines doivent donc envisager un agrandissement conséquent, leur projet est de bâtir une église aux proportions hors normes. Avec ses cent-dix mètres de long et ses soixante-quatre mètres de large au transept, le chantier de construction de l'église qui débute vers 1060 ou 1070 s'annonce phénoménal : il s'agit de bâtir l'une des plus grandes églises de l'Occident médiéval, dont les doubles collatéraux, qui signent le type le plus abouti des grandes églises romanes de pèlerinage, permettront la libre circulation des pèlerins venus vénérer les reliques placées dans des chapelles sans déranger l'office se tenant dans la nef. Ces doubles collatéraux permettent également de contrebuter les poussées, autorisant une hauteur sous plafond de 21 mètres dans la nef.
« C'est le premier édifice roman qui m'ait donné une profonde sensation de beauté. » Stendhal, Journal de voyage, 1838.
Plan de l'église, notez les doubles collatéraux encadrant la nef centrale et se poursuivant en collatéral simple dans le transept :
Plan ci-dessus par JMaxR [CC BY-SA 2.5], via Wikimedia Commons
Vue de la nef et des collatéraux :
Photo ci-dessus par PierreSelim [CC BY-SA 3.0], via Wikimedia Commons
Courbes romanes :
L'importance de Saint-Sernin en tant que site de pèlerinage et monument symbolique de son époque a été reconnue par l'UNESCO lors du classement des Chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle en France, le document d'évaluation la désigne en effet explicitement comme un des points forts de ce dossier (avec les églises de Conques et de Moissac) :
Extraits du document d'évaluation de l'ICOMOS :
Justification émanant de l'Etat Partie
Trois édifices évoqués dans le présent dossier : Sainte-Foy de Conques, Saint-Pierre de Moissac ou Saint-Sernin de Toulouse apparaissent incontestablement comme des chefs-d'oeuvre du génie créateur humain.[...] Saint-Sernin, insigne basilique (fin XIe-milieu XIIe siècle) est l'une des plus belles églises romanes de France. Sa structure architecturale illustre le type même de l'église de pèlerinage ; son matériau - la brique domine massivement la pierre, réservée à la sculpture et à quelques membres d'architecture - est caractéristique de l'art roman du midi languedocien.
Critère i
Le débat ne consiste plus à déterminer, entre l'Espagne et Toulouse, quel est le plus ancien foyer de sculpture romane occidentale. On admet aujourd'hui que, vers la fin du XIe siècle, les artistes redécouvrent un ordre monumental inspiré de l'Antiquité romaine sur de grands chantiers, comme ceux de Saint-Jacques-de-Compostelle ou de Saint-Sernin de Toulouse. En effet, de part et d'autre des Pyrénées, se mettent en place des programmes architecturaux et iconographiques très comparables. A Saint-Sernin, on peut citer la personnalité de Bernard Gilduin, sculpteur qui a signé la table d'autel consacrée par le pape Urbain II en 1096. En Espagne, à la fin du XIe siècle, des créations analogues à celles de Toulouse voient le jour si bien qu'on a parfois rapproché les chapiteaux de Saint-Sernin de ceux de Saint-Isidore de Leon.
Après le pape Urbain II qui consacre son autel en 1096 aux côtés du comte de Toulouse Raymond IV, lequel s'apprête à partir en croisade avec ses troupes (il sera un des principaux chefs et acteurs de cette croisade qui prendra Jérusalem), les papes Clément VII, Paul V, Urbain V et Pie IV accordent de nombreux privilèges à Saint-Sernin. Ceux qui la visitent obtiennent les mêmes indulgences qu'en visitant Saint Pierre de Rome. Les rois de France en séjour à Toulouse ne manquent jamais de s'y rendre et François Ier, prisonnier une année à Madrid après la désastreuse bataille de Pavie (1525), fait voeu de s'y rendre en pèlerinage (ainsi qu'à la cathédrale du Puy-en-Velay) s'il recouvre sa santé et sa couronne, ce qu'il fait en 1533.
Le tympan à programme iconographique historié de la porte Miègeville, que les historiens datent avec incertitude soit de la décennie 1090, soit de la décennie 1110, marque l'un des tournants de la sculpture romane : il est, parmi ceux parvenus jusqu'à notre époque, le premier qui conjugue linteau et tympan historié, et a inspiré ceux de Conques et de Moissac plus tardifs et développés. La qualité d'exécution, la volonté du sculpteur de rendre le dynamisme des mouvements, en font un chef-d'oeuvre des réalisations de l'époque.
Sur le tympan (céleste) est représentée l'Ascension du Christ soutenu par des anges, leurs pieds reposant sur des nuées. Sur le linteau (terrestre) figurent les apôtres regardant vers le ciel et saisis par l'événement. Certains des apôtres ont les jambres croisées, comme pour esquisser un pas : ils se mettent en route pour prêcher l'Evangile à toute la Création. Un cordon sculpté de grappes de raisin et de pampres sépare la scène du tympan de celle du linteau, il représente les vignes du Seigneur que les apôtres vont faire fructifier.
Autour du tympan prennent place d'autres belles sculptures romanes : elles montrent le roi David jouant de son instrument de musique assis sur deux lions ; deux anges jouflus maîtrisant des lions, un pied nu et un pied chaussé traduisant leur fonction de messager entre le céleste et le terrestre ; Jacques le Majeur ; Pierre accompagné d'une vigne montant le long d'un tuteur ; Simon le magicien... Sur les colonnes, trois des quatre chapiteaux sont historiés : ils ont pour thème le Paradis terrestre et le Péché originel, l'Annonciation, et le Massacre des Innocents.
Dans le transept nord ont été remises au jour et restaurées des peintures murales évoquant le cycle de la Résurrection, témoignage rare de l'époque romane :
Maître de la sculpture romane, Bernard Gilduin réalisa cette table d'autel pour la consécration de 1096 par le pape Urbain II :
Dans le déambulatoire du chevet, contemporains du maître-autel consacré en 1096, sept remarquables bas-reliefs de marbre également réalisés par Bernard Gilduin prennent place sur le mur extérieur de la crypte. Un séraphin, un chérubin, deux apôtres et deux anges encadrent un exceptionnel Christ en majesté dont le style s'inspire des ivoires carolingiens :
Saint-Sernin compte d'autres merveilles postérieures à l'époque romane. Sans être exhaustif, citons les cryptes gothiques, le clocher pour partie roman et pour partie gothique (dont nous reparlerons dans la page suivante traitant de l'époque gothique), les cartes du ciel médiévales sous les toits, les peintures Renaissance du choeur, une porte Renaissance de la crypte (première expression de l'architecture Renaissance à Toulouse en 1515), le baldaquin baroque de Marc Arcis, le grand orgue d'Aristide Cavaillé-Coll qui compte parmi les plus réputés du monde pour ses qualités musicales...
Les premières décennies du chantier de Saint-Sernin vont donner lieu à d'âpres luttes mettant en scène le pape et les principaux seigneurs du Midi. Saint-Sernin bénéficie en effet d'un très grand rayonnement, d'un immense temporel s'étendant jusqu'en Espagne et de vastes ressources financières. Sur tous ces points elle est bien supérieure à la cathédrale de Toulouse qui au même moment doit être également reconstruite. L'évêque Isarn ne peut que constater, dépité, que les fonds abondent au chantier de Saint-Sernin alors que celui de sa propre cathédrale peine à être financé. Avec l'appui du comte de Toulouse Guilhem IV, il expulse les chanoines du chapitre de Saint-Sernin pour prendre la main sur l'administration de l'église. S'ensuit alors une lutte d'influence, où les coups tordus ne manquent pas, y compris - des deux côtés - par l'usage de faux documents. Les chanoines de Saint-Sernin prétendent devoir directement obéissance au pape, ce que l'évêque conteste. Le pape s'en mêle et donne raison aux chanoines, Isarn et Guilhem IV doivent s'incliner.
L'affaire rebondit à la mort de Guilhem IV en 1094. Le comté de Toulouse devrait alors revenir à sa fille, et par elle à son époux le duc d'Aquitaine Guillaume IX (connu pour être le grand-père d'Aliénor d'Aquitaine et surtout pour avoir été considéré comme le premier troubadour). Mais le frère cadet du défunt comte, Raymond IV, s'empare de l'héritage et en spolie sa nièce et son redoutable mari. Peu après Raymond IV part en croisade avec son armée (bien que ses terres aient été essentiellement languedociennes, les chroniques de la croisade se réfèrent à ses hommes sous le nom de "provençaux" car Raymond était de Saint-Gilles, sur le Rhône, et également marquis de Provence depuis qu'un de ses aïeux comte de Toulouse s'était acquis ledit marquisat par un mariage quelques décennies plus tôt).
Après le départ pour le Moyen-Orient de Raymond IV et de ses hommes, Guillaume IX brave l'interdit du pape et une probable excommunication (le pape avait promis aux croisés de protéger leurs terres privées de défenseurs) pour s'emparer de Toulouse. Dans le but d'affaiblir l'influence du comte éloigné, qu'il tient pour un usurpateur, il trouve des alliés naturels dans les chanoines de Saint-Sernin et pendant de nombreuses années les comble de largesses. Les Toulousains finiront par se lasser de la tutelle du duc bordelais et par le mettre à la porte, mais cette opposition politique entre duc d'Aquitaine et chanoines de Saint-Sernin d'une part, et évêque Isarn et comte de Toulouse (ou ses agents) d'autre part, bénéficiera à Saint-Sernin qui aura trouvé là un nouveau protecteur et mécène.
Au musée des Augustins sont conservés bon nombre de chapiteaux des cloîtres romans de Toulouse (cloîtres de la Daurade, de Saint-Etienne et de Saint-Sernin), détruits après la Révolution.
La sculpture romane, reconnue comme un jalon fondamental de l'histoire de la sculpture, fleurit tout particulièrement dans le Midi toulousain, en conjonction avec le nord de l'Espagne qui connaît le même essor et les mêmes influences. Si le fameux cloître de Moissac est l'archétype et le plus célèbre de ces cloîtres romans, celui de la cathédrale Saint-Etienne était considéré avant sa destruction comme son équivalent toulousain. Le nom du sculpteur Gilabertus qui oeuvrait à Toulouse et en Catalogne est parvenu jusqu'à notre époque, il passe pour être un des sculpteurs les plus importants du Moyen âge.
Malgré les avanies, de nombreux chapiteaux ont heureusement pu être sauvés et forment au musée des Augustins ce qui est sans doute la plus grande collection de sculptures romanes au monde.
Ouvrons ce paragraphe avec le chapiteau qui jouit sans doute de la plus grande notoriété, oeuvre de Gilabertus : la mort de saint Jean-Baptiste (daté de 1120).
Voilà une histoire de famille compliquée, et même très compliquée : Hérodiade est une princesse juive, elle épouse d'abord un de ses oncles (ça commence bien !), dont naît sa fille Salomé. Elle épouse ensuite un autre de ses oncles (!), le roi Hérode (demi-frère du précédent mari), qui pour cela répudie sa femme précédente. Ces moeurs contraires à la morale sont dénoncées par saint Jean-Baptiste : "il ne t'est pas permis d'avoir la femme de ton frère !". On aura deviné qu'il ne se fait pas une amie d'Hérodiade. Il bénéficie cependant de la grande indulgence du roi Hérode qui, le considérant comme un homme juste et saint, se contente de le faire jeter en prison alors qu'Hérodiade réclamait sa mort. Jusque là tout va bien, mais Hérodiade a de la suite dans les idées : elle envoie sa fille Salomé danser devant Hérode pour le charmer (restons en famille), ce qui ne manque pas d'arriver, et Hérode conquis promet à Salomé de lui donner ce qu'elle voudra. Ce qui est raconté sur cette face du chapiteau :
Salomé demande alors la tête de Jean-Baptiste présentée sur un plateau, comme le désirait sa mère, et Hérode s'exécute... ou plutôt fait exécuter Jean-Baptiste, ce qui est décrit sur cette face où on voit l'âme du saint rejoindre le ciel tandis qu'on lui tranche la tête :
La tête de Jean-Baptiste est ensuite présentée sur un plateau au banquet. Croyez pas que ça leur coupe l'appétit, on avait à l'époque l'estomac solide et on savait s'amuser :
Au Moyen âge la population savait décoder un chapiteau tel que celui-ci. Ces chapiteaux étaient donc les supports d'une communication de l'Eglise au peuple, illustrant les scènes bibliques mieux qu'un sermon en latin, et mieux également qu'un livre que bien peu de contemporains auraient su lire.
Bien d'autres chapiteaux se trouvent dans cette salle décorée voilà quelques années par l'artiste américano-cubain réputé Jorge Pardo, venu de lui-même proposer ses services au musée après l'avoir visité. Il avait trouvé la présentation tristounette, et sans doute n'avait-il pas tort car chaque visiteur ne passait en moyenne que deux minutes dans cette salle extraodinaire. Les luminaires coiffant les chapiteaux correspondent à un code couleur : bleu et rouge pour le cloître de la Daurade, vert pour celui de Saint-Sernin, marron pour celui de Saint-Etienne.
Située au 56 rue du Taur, la tour Maurand est le seul exemple parvenu juqu'à nous d'architecture romane civile à Toulouse.
Datée du XIIème siècle, elle faisait autrefois partie d'un ensemble plus vaste et avait une hauteur de 25 mètres. Elle compte désormais dix mètres de moins, et a également perdu ses grandes baies géminées probablement décorées de chapiteaux scuptés (on en voit encore la trace autour des fenêtres actuelles). Mais elle a gardé deux belles salles voûtées sur croisée d'ogives, parmi les premières construites dans le Midi de la France.
Au Jardin des Plantes où a été remonté un pan de mur d'un grenier, deux belles fenêtres géminées romanes donnent une idée de ce que pouvaient être les fenêtres disparues de la tour Maurand.
Pierre Maurand était un riche changeur qui fut convaincu d'hérésie en 1178 : il avait adhéré à la foi cathare et fut puni pour cela, condamné notamment à araser le sommet de sa tour et à faire le pélerinage de Jérusalem. Son cas illustre les premières répressions qui s'abattent sur les cathares, quelques décennies avant la croisade des albigeois dont on parlera plus abondamment dans la page suivante.